Tout va bien au château de Grignan jusqu’à l’arrivée de Mme de Sévigné, inquiète pour la santé de sa chère fille. Retrouvailles de famille ? L’exquise épistolière se révèle un monstre d’égoïsme maternel, une belle-mère intrigante et insupportable qui sème le trouble dans la maison. Comment s’en débarrasser ?
EXTRAITS
1.
BOISVERT – Oui, madame la comtesse, tout est changé depuis que vous êtes venue habiter notre belle Provence. Grignan revit. Nos cigales chantent vos louanges, notre soleil brille avec plus de grâce.
MME DE GRIGNAN – Que dites-vous de ce nouveau café hollandais que mon mari a rapporté de Marseille ?
BOISVERT – Noir comme vos yeux, délicieux comme votre sourire, un peu moins vif que votre esprit.
MME DE GRIGNAN – Je préfère les cafés d’Arabie.
BOISVERT – Faut-il vous parler à genoux ? Mon cœur, ma vie sont à vous, et si vous me refusez votre pitié, je suis capable d’en mourir ! Je veux qu’on grave sur ma tombe : Ci-gît le chevalier de Boisvert, né à… peu importe, mort à Grignan en l’an de grâce 1672, pour avoir trop aimé.
MME DE GRIGNAN – Pauvre chevalier ! Relevez-vous, M. de Grignan ne va pas tarder.
BOISVERT – L’ingrat ! Vous quitter pour aller à la chasse !
MME DE GRIGNAN – C’est vous qu’il pourrait bien chasser. Mon mari vous regarde comme son ami, son secrétaire, son confident.
BOISVERT – Son factotum, son bouffon, son parasite. Nourri et logé au château. Familier et accueilli partout comme le chien de la maison. Et comme le chien qui vous lèche les doigts, je me glisse près de vos jupes sans éveiller la méfiance. Pourquoi prendre les armes contre soi-même et ménager des bontés qui ne demandent qu’à se répandre ? Le roi nous donne l’exemple. Parmi les femmes de votre condition, en connaissez-vous une qui ait vécu dans le mariage comme dans un couvent ? Mme de Montglas est du dernier bien avec votre oncle Bussy ; on a vu Mme de Longueville avec La Rochefoucauld, avec Nemours ; Mme de Montbazon n’a rien refusé au maréchal d’Hocquincourt, ni à Rouville ; Mme de Châtillon préfère les abbés ; Mme d’Olonne est passée de Beuvron à Candale, de Candale à Marsillac, de Marsillac à Gramont, de Gramont à de Guiche, de de Guiche à Vineuil…
MME DE GRIGNAN – Faut-il encore vous dire, chevalier, que j’aime mon mari ?
BOISVERT, riant – Vous êtes une originale !
MME DE GRIGNAN – J’aime cet homme et je n’en cherche pas d’autre. Je n’ai jamais respiré plus largement le bonheur que depuis que j’ai rejoint ici M. de Grignan. Ce ciel, cette heureuse province, ce château ne sont que l’écrin qui abrite notre union. Par lui, j’ai tout et je ne demande rien à Dieu, que de multiplier des journées toujours identiques et toujours nouvelles.
BOISVERT – Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?
MME DE GRIGNAN – Vous le savez comme moi, trois ans en janvier.
BOISVERT – C’est beaucoup. En trois ans on sait tout d’un homme, on ne sait rien de l’amour.
2.
MME DE GRIGNAN, à Petit-Pierre – Qu’on prépare la chambre de Mme de Sévigné, près de la mienne.
GRIGNAN – Près de la vôtre !
MME DE GRIGNAN – Où loger une mère qui vient de faire deux cents lieues ? A l’écurie ?
L’ABBÉ – Monsieur le comte s’exagère peut-être les inconvénients de cette visite. Mme la marquise est connue comme une femme très bonne.
GRIGNAN – Oui, bonne comme la pluie.
MME DE GRIGNAN – Monsieur le comte !
GRIGNAN – Je ne pense pas qu’on ait bien compris quel mari je fais. Je vous rencontre à Paris, je succombe à vos charmes, je vous épouse. Votre mère nous loge, très bien. Elle nous entoure de ses amis, pourquoi pas ? Elle est de tiers dans toutes nos promenades, tant pis ! Je la vois prête à monter dans notre lit pour y dormir entre nous deux, cette fois holà ! Il faut prévenir ce malheur, je me jette aux pieds de Sa Majesté, je La supplie de me confier une charge qui m’oblige à résidence, loin de Paris, le plus loin qu’il se peut ! Sa Majesté sourit et me voilà lieutenant-général de Provence. Il faut partir. Déluge de cris et de larmes. Madame la marquise fait tant qu’elle retient sa fille enceinte. Que dire ? Les hommes ne comprennent rien à ces choses-là. Je pars seul, dix mois passent. Dix mois ! J’ai appris la délivrance de ma femme, je l’ai invitée à me rejoindre, je m’impatiente. Je presse, je menace. Me voilà à méditer l’enlèvement de ma propre femme. Enfin la raison l’emporte, la peur du scandale peut-être, et cette chère fille s’arrache à sa mère, elle ose rejoindre son mari légitime ! Sommes-nous délivrés ? Non, la langue de la marquise est tombée dans son encrier. Deux fois par semaine ces maudites lettres nous apportent sa voix. J’entends ses gémissements, ses bavardages empoisonnés.
MME DE GRIGNAN – Elle est si malheureuse !
GRIGNAN – Elle abuse du droit qu’ont les femmes de mouiller leurs mouchoirs.
3.
MME DE SÉVIGNÉ – La Normandie est riche et la proximité de Paris n’oblige pas le lieutenant à résidence. Enfin il peut s’arranger. M. de Pomponne me disait qu’une telle charge doit éveiller bien des convoitises, mais que le choix du roi se portera sur un homme d’expérience.
GRIGNAN – Je n’en doute pas.
MME DE SÉVIGNÉ – Je connais cet homme !
GRIGNAN – Qui est-ce ?
MME DE SÉVIGNÉ – A mon tour de vous proposer une devinette. Elle est bien innocente. Vous ne voyez pas ?
GRIGNAN – Non.
MME DE SÉVIGNÉ – Regardez dans ce miroir.
GRIGNAN – Moi ?
MME DE SÉVIGNÉ – Vous-même. Vous n’êtes pas content d’une si heureuse promotion ?
GRIGNAN, éclatant de rire – Comme vous y allez, madame la marquise ! Languedoc, Provence, Normandie : comme les tailleurs de pierre j’aurai bientôt fait mon tour de France !
MME DE SÉVIGNÉ – Je ne plaisante pas et je dis que vous devez vous déclarer candidat. Vous reviendrez vous fixer à Paris et nous recommencerons à vivre heureux tous ensemble, comme autrefois. Vous occuperez les quatre pièces de l’étage, et moi j’habiterai au-dessus. Quand on a fait deux cents lieues, que sont quelques marches pour descendre chez sa fille ?
GRIGNAN – Je regrette, cela ne se peut pas.
4.
BOISVERT – Reprenez-vous, monsieur le comte. Je vous vois sur le point de tomber dans cette marmite brûlante qui s’appelle la haine. La colère chasse les humeurs. Elle tonne, soulage le cœur, vous élève au rang d’Hercule ou de Jupiter. La haine vous écrase, recuit les humeurs. C’est un poison qui se nourrit de votre sang, vous dévore de l’intérieur. La colère est une libération, la haine une maladie de l’âme, une perpétuelle torture qui se nourrit de son impuissance. Occupé nuit et jour de ceux qui vous ignorent, vous ne reposez plus, c’est vous qui entretenez votre propre martyre, tel un saint Laurent qui attiserait le feu sous son gril.
GRIGNAN — Comme vous y allez ! Je vous vois joliment en haine de la haine.
BOISVERT — Je la crains plus que tout. Qu’est-ce que la haine, monsieur, y avez-vous songé ? C’est la passion des faibles, des jaloux, des aigris, des médiocres. Je me demande comment les gouvernements, si prodigues en interdictions, n’ont jamais songé à prévenir cette maladie en votant une loi contre la haine, comment notre sainte religion ne la place pas au nombre des péchés capitaux. Rejetez loin de vous la haine, monsieur le comte, ou vous n’en sortirez pas sans avoir bu toute la marmite.