Le Grand Will

Affiche generale copie page 001

Londres, fin du XVIe siècle. Rien ne va au théâtre de la Balle.Le directeur compte sa maigre recette. Les comédiens se chamaillent. La peste, les intempéries chassent le public, et l’on n’a rien au programme du mois prochain.

Lord Chancelier, protecteur de la troupe, vient exprimer son mécontentement. Sa filleule l’accompagne, petite provinciale amoureuse du théâtre et des acteurs. A l’époque les femmes ne montent pas sur scène, mais elles savent se faire entendre, quand elles sont charmantes et pleines d’esprit.

Et Shakespeare, dans cette histoire ? Il y est, sans y être, du moins pas comme on l’attendait. Au théâtre, mais peut-être aussi dans la vie, tout est illusion.

 

L'ORIGINE DE LA PIECE

"On m'a souvent demandé comment m'était venue l'idée de cette pièce.

De la manière la plus fortuite, et comme malgré moi. Il y a une vingtaine d'années, j'enseignais au lycée Rotrou de Dreux et le programme de terminale incluait l'étude d'Hamlet. Avec trois autres collègues nous nous retrouvions tous les mardis à la pizzeria près du lycée. Un jour la conversation tomba sur l'identité de Shakespeare et bien sûr, on avança les hypothèses bien connues. Shakespeare n'était pas Shakespeare, c'était le chancelier Bacon, c'était l'ambassadeur italien, c'était la reine elle-même, c'était toute la troupe, c'était... Moi, je le savais, car une révélation, tombée je ne sais d'où, venait de m'envahir tout entier, et avec elle l'idée d'une pièce qui expliquait tout: explication lumineuse dont les détails se développaient d'eux-mêmes en arrière-plan, pendant que la conversation roulait sur d'autres sujets. Je voyais ce petit théâtre de la Balle, ces misérables comédiens, ce directeur tyrannique, ce lord hautain et sa frétillante filleule, et derrière cela la ville de Londres encore obscure et médiévale, la misère, le froid, la peste, les assassinats, les dangers de chaque jour. En sortant sur la place, une heure après, j'avais les deux tiers de la pièce, sa conclusion, les noms des personnages, le titre, il ne restait plus qu'à l'écrire."

Bernard Turpin

 

EXTRAITS

1.

KESTON -- Mais j’aperçois l’illustrissime Cox, directeur de la troupe et son premier acteur. Illustrissime Cox, perle d’Albion, cauchemar de la concurrence, je te salue comme le bigorneau se courbe devant l’huître démesurée.

Sans titreMME SHAFT — Monsieur Cox, vous voyez une femme accablée, qui ne sait à qui confier sa détresse. Vous êtes bon, dites-moi où est mon mari !

COX — Shaft n’est pas là ? Un shilling d’amende !

MME SHAFT — Vous ne m’avez pas comprise, monsieur Cox. Mon mari n’est pas rentré de la nuit, je crains qu’il ne lui soit arrivé un malheur !

KESTON — Il a oublié que Cox, par contrat, interdit à ses comédiens de mourir sans autorisation.

COX — Non, madame, pas aujourd’hui ! Shaft mort, le spectacle tombe, la recette est perdue !

MME SHAFT — La recette ! Un homme meurt et vous me parlez de la recette !

COX — Ne décriez pas la recette, madame ! La Recette est la petite sœur de la Fortune. Aveugle comme elle, c’est de famille. Capricieuse comme une Française, craintive comme un oiseau, certains jours plus grasse que la dinde de Noël, d’autres si légère et déplumée qu’on la prendrait pour un sansonnet tombé du nid. Nous jouons dans cinq heures. C’est assez pour visiter les tavernes. Tout le monde connaît votre mari, vous le retrouverez. Et s’il est mort, exigez qu’il ressuscite jusqu’à la semaine prochaine !

KESTON — Inutile ! C’est le jour des comptes et l’illustre Cox, ministre de la Fortune, va renverser la corne d’abondance pour en emplir nos mains reconnaissantes. Au bruit de l’or notre camarade tendra l’oreille, serait-il perdu quelque part entre Westminster et la Chine. Shaft est un sot, mais pas au point de mourir un jour gras.

COX — Si gras que j’ai enfin réglé les couvreurs. Depuis l’automne je les fais patienter avec des places gratuites. La peste nous a gâché la saison et Lord Chancelier n’a pas réussi à nous faire jouer devant la reine. Mais il a promis de ne pas nous abandonner et j’ai de grands espoirs dans la pièce qu’il nous a fait parvenir. Tout payé, il reste treize livres et sept shillings.

KESTON — A partager en huit, plus les enfants qui ont demi-part. Ecoute-moi bien, Cox : je ne suis pas marié avec ton théâtre. On me propose d’entrer à la Courtine. Jusque-là j’ai refusé parce que tu as beau être le plus grand avare de Londres, je n’oublie pas que tu m’as fait débuter et j’ai de l’amitié pour toi. Mais ne trompe pas ma confiance, ou je passe le pont, aussi vite qu’on passe de vie à trépas.

2. 

SHAFT — Je veux être en colère ! La colère, c’est le luxe du pauvre. Le cœur bat plus vite, la voix se place. Celui qui crie vit au-dessus de tout le monde. Qu’on ne me dérobe pas mes colères, ou je fais une colère !Sans titre2

Paraît William Bodge, jeune homme vêtu avec élégance, qui approche de quelques pas et salue.

BODGE — Messieurs, je vous dérange ?

SHAFT — Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?

BODGE — Pardonnez-moi, messieurs, je suis William Bodge.

SHAFT — Eh bien ?

BODGE — Je venais voir M. Cox.

KESTON, désignant Shaft — Voici M. Cox. Parlez, jeune homme.

BODGE — Vous voulez plaisanter, sans doute. Je connais M. Cox. Je lui ai remis la semaine dernière un manuscrit avec la recommandation de Lord Chancelier.

PEARESCOT — Ce doit être le texte qu’il nous a donné à lire, une histoire imitée de Daphnis et Chloé.

BODGE — Qu’en avez-vous pensé ?

SHAFT — Votre pièce est très mauvaise, jeune homme, très mauvaise ! Depuis que je fais du bruit sur ces planches, je n’ai jamais lu un texte aussi faible du point de vue des exigences de notre art. Votre histoire… enfin quelle histoire ? Parce qu’à vous parler franchement, je n’y ai pas reconnu Chloïs et Daphné, d’ailleurs je ne sais pas ce que c’est que Chloïs et Daphné. Votre histoire n’est pas une histoire, c’est une suite de vagissements.

BODGE — Vous êtes sévère, monsieur.

SHAFT — Je vais vous dire ce qui fait une bonne pièce. Ce qui fait une bonne pièce, c’est l’action. Oui, l’action. Qu’un fait en amène un deuxième, le deuxième un troisième, le troisième un quatrième. Qu’un personnage inattendu tombe dans cet imbroglio et s’y promène comme un âne au milieu d’un concert. Qu’on intrigue, qu’on ruse, qu’on dissimule, que la Discorde traverse la scène dans un train d’enfer ! Voilà ce que c’est que l’action !

3.

ANNABELLE — Vous permettez, messieurs ?

SHAFT — Vous êtes la bienvenue, mademoiselle.

ANNABELLE — J’interromps votre travail, sans doute ? Mon oncle et M. Cox parlent d’argent, je me suis échappée. (Elle regarde autour d’elle.)  C’est amusant, chez vous ! Je n’avais jamais vu un théâtre vide. Et je me demandais à quoi pouvaient bien ressembler des comédiens qui ne jouent pas.

KESTON — Vous voyez. Tombés de leur estrade, ce ne sont que de pauvres bêtes. Le juge dirait : des vauriens et des vagabonds.

SHAFT — Qu’est-ce que tu dis, Keston ? Ne le croyez pas, mademoiselle. Notre camarade souffre d’une hypocondrie qu’il drape sous la cuirasse des esprits forts.

PEARESCOT — Nous sommes ravis de l’honneur que vous nous faites. Nous n’avons pas tous les jours l’occasion de bavarder familièrement avec une jeune personne de la noblesse.

ANNABELLE — Je ne suis pas noble.

PEARESCOT — Tant de charmes disent le contraire.

ANNABELLE — Mon père est intendant de Lord Chancelier et son homme d’affaires pour tout le Yorkshire. Vous savez peut-être que Lord Chancelier a deux fils et qu’une fille lui est morte à l’âge de quelques jours. Je suis née à cette époque et il a reporté toute son affection sur moi. Nous logeons au château et il a veillé à mon éducation presque comme un père. Je l’appelle mon oncle, bien que je ne sois que sa filleule.

SHAFT — Est-ce la première fois que vous venez à Londres ?

ANNABELLE — Oui, et je m’en veux d’avoir attendu si longtemps.

SHAFT — Dans cette belle ville, qu’avez-vous admiré le plus ?

ANNABELLE — Les théâtres.

SHAFT — Les théâtres ?

ANNABELLE — Oui, les théâtres.

KESTON — Mademoiselle veut nous être agréable.

ANNABELLE — Je ne vous flatte pas, messieurs, je vous dis simplement mon sentiment, comme j’aime le faire. Les théâtres ! Dans quel autre lieu voit-on les gens accourir en si grand nombre ? A l’heure dite chacun abandonne son travail pour passer le pont et s’entasser au pied de l’estrade et dans les galeries. Notre vénérée Elisabeth, avec son carrosse doré, ne déplace pas de telles foules. Par la bouche de ce volcan de bois jaillissent les caractères infernaux et les paroles de feu. Tout tremble et tout suffoque. Les cœurs battent, les esprits chavirent. Et vous, les acteurs, vous êtes les rois tyranniques de nos sentiments. Quand nous échappons à votre emprise nous nous sentons curieusement accablés et heureux, et comme une grande famille d’orphelins.

4.

PEARESCOT — Choisit-on d’être amoureux, choisit-on celle qui nous bouleverse l’âme, et regarde-t-on les obstacles qui nous en séparent ? Sa situation devrait m’interdire toute espérance.

MME SHAFT — Elle n’est pas libre ?

PEARESCOT — Je crains que non.

MME SHAFT — Soyez homme, monsieur Pearescot. Luttez, pour ne pas perdre deux honnêtes gens. Chassez-la de vos pensées, fuyez les occasions de la rencontrer.

PEARESCOT — C’est elle qui vient jusqu’ici.

MME SHAFT — Malheureux !

PEARESCOT — Les femmes ont tant de pouvoir sur un cœur sensible ! Il faudrait que vous n’existiez pas.

MME SHAFT — Que je n’existe pas ?

PEARESCOT — Que vous n’existiez pas, vous les femmes. Celle dont je parle…

MME SHAFT — Ne dites rien !Sans titre3

PEARESCOT — Je tairai son nom, si vous me laissez vider mon cœur.

MME SHAFT — J’y consens.

PEARESCOT — Mais pour qui l’a vue, elle est bien facile à reconnaître. Une femme… plus qu’une femme : un ange. La lyre d’Apollon n’a pas assez de cordes pour chanter ses vertus. La source n’est pas plus vive que sa langue, son front brille comme l’aube d’un septième jour et ses yeux comme deux gouttes de rosée sur les bleuets sauvages.

MME SHAFT — Poète !

PEARESCOT — Oui, une femme qui serait le dernier mot de la création. Une femme qu’on prendrait dans ses bras pour l’emporter comme un voleur jusqu’au bout de la vie.

5.

COX — Ils se battent encore ! Cessez, messieurs, cessez ! Vous me faites honte ! Devant Lord Chancelier ! Devant notre protecteur !

Cox et Keston les séparent, ils se relèvent péniblement. Mme Shaft sort de derrière le fauteuil.

SHAFT, à Pearescot — Je te tuerai !

PEARESCOT — Nous serons deux !

Sans titre9LORD CHANCELIER — Voilà un théâtre bien sanguinaire ! Il ne vous suffit pas de mourir en vers, vous voulez recommencer en prose ? Je crains que ce ne soit trop pour une même journée et j’ai bien envie de vous envoyer une semaine apprendre votre rôle dans les petits appartements du Lord Maire.

COX — Quel scandale ! Dans mon théâtre !

SHAFT — Je vais vous expliquer. Ma femme…

MME SHAFT, saluant — Monseigneur !

LORD CHANCELIER — Vos histoires de famille ne m’intéressent pas. Cette scène mérite les sifflets. Je suis très mécontent.

COX — Des enfants, Excellence, des enfants ! Des voyous ! Et qui écrivent ! Notre théâtre est bien bas ! A genoux, garnements ! Demandez pardon !

LORD CHANCELIER — Je les en dispense. Quel que soit l’objet de leur querelle, qu’ils fassent la paix devant nous tous et se serrent la main. Allons, messieurs ! (A contrecœur, Shaft et Pearescot se serrent la main.) Tâchez de ne plus me décevoir.Edition

Ils sortent. Shaft et Pearescot sont restés en arrière.

SHAFT, à mi-voix — Au lever du soleil, sur la route de Greenwich, avec tes témoins et ton épée.

PEARESCOT — J’y serai.

 

Le Grand Will est disponible aux éditions Art et comédie VOIR ICI

VIDEO INTEGRALE (enregistrée le 17 octobre 2020 au festival de Luisant): VOIR ICI