Paris, 31 décembre. Il neige. Chez les Aubertin, on s’apprête à réveillonner joyeusement avec la belle-famille. « Qu’est-ce qui nous porte à faire le bien ? » se demande Philippe Aubertin. C’est le sujet de dissertation qu’il compte donner à la rentrée à ses élèves. Au scandale de la famille, il invite au repas… un clochard.
EXTRAITS :
1.
AUBERTIN – Une première analyse consisterait à déterminer si cette notion du bien que je porte en moi est innée ou acquise. Nature ou culture ? S’il y a culture, tout devient relatif. Ce que je perçois comme un bien dans une civilisation, un régime politique, mettons la liberté de conscience, est ailleurs la marque même du mal. Sujet complexe mais passionnant ! Passionnant !
LAURENCE – Comme d’habitude, je te demande de ne pas accaparer la conversation et de laisser un peu la parole aux autres.
AUBERTIN – Laurence, je regretterai toujours que tu aies interrompu tes études de philosophie. Il y a un plaisir à penser…
LAURENCE, avec un geste tendre – Mon petit philosophe ! Il te reste à t’habiller et descendre pour les courses.
AUBERTIN – Je suis habillé.
LAURENCE – Tu as passé l’âge de l’adolescence et de la transgression, je crois. Tu mettras un pantalon et une chemise propres. Tu te rappelles où tu dois aller ?
AUBERTIN – D’abord chez le boucher pour le chapon, ensuite chez le pâtissier pour le gâteau. Ou l’inverse.
LAURENCE – Ne fais pas comme la semaine dernière, n’oublie pas de prendre de l’argent.
AUBERTIN – Acte manqué, certainement.
2.
AUBERTIN – [...] Au retour il était toujours là, ce malheureux tout habillé de neige, toujours à jeun des regards humains. Je me demandais quoi faire, comme si j’allais résoudre à moi seul le problème de la misère, quand soudain j’ai senti mon cœur se gonfler, une ivresse m’envahir, me soulever ! J’avais déjà croisé tant de clochards, sans les aborder ! J’en étais presque honteux. Mais d’une honte qui se dissipait dans le sentiment d’une joie nouvelle, inédite, une joie qui m’emplissait tout entier. Une main me poussait, une voix dictait mon devoir. Venait-elle d’en haut ou du fond de moi-même ? Enfant de mes cogitations ou avatar de mon sens moral ? Révolte du surmoi ou de l’impératif catégorique ? Je l’ignore. De cet homme que personne ne voulait voir, je me suis approché, je l’ai salué et je lui ai demandé s’il avait réservé sa soirée.
FRANCIS – Amusant !
AUBERTIN – Il m’a répondu que non. Non, ce soir il n’était attendu nulle part. Alors je l’ai convié à se joindre à nous.
LAURENCE – Est-ce que j’ai bien compris ? Tu l’as invité à dîner ?
MAMIE – Avec nous ?
AUBERTIN – Je vous l’ai dit, j’obéissais à ma conscience.
LAURENCE – Ce soir ?
AUBERTIN – Ce soir.
MAMIE – Vous voulez nous faire réveillonner avec un clochard ?
AUBERTIN – Six ou sept personnes autour d’une table, c’est la même chose !
MAMIE – Vous ne parlez pas sérieusement, j’espère !
AUBERTIN – Mamie, suis-je capable de me moquer des pauvres ?
LAURENCE – C’est un repas de famille !
AUBERTIN – L’humanité est une grande famille.
MAMIE – Il n’y avait pas d’autres jours pour inviter un clochard ? Vous avez attendu précisément le jour où vous recevez votre belle-mère ?
AUBERTIN – Mamie, imaginez-vous ce que peut être la solitude d’un homme, dehors, un soir de réveillon ?
MAMIE – S’il est seul, c’est son affaire. Je suppose qu’il n’est pas très propre !
AUBERTIN – Comme vous, si vous viviez dans la rue, Mamie. Mais c’est le cœur qu’il faut voir, non l’habit !
3.
Même décor, il est un peu plus de onze heures. On en est au fromage. Maurice est passé par la salle de bains, Aubertin lui a prêté des vêtements propres.
MAURICE, s’essuyant la bouche après avoir reposé son verre – Ça, c’est un gueuleton ! Compliments à la patronne ! Un repas… panégyrique !
AUBERTIN – Pantagruélique ?
MAURICE – Oui, panta… excusez si je parle pas comme vous, j’ai pas été beaucoup à l’école, moi, je suis fils d’ouvrier.
FRANCIS – Panégyrique ! Il est drôle, ce vieux !
Maurice est pris d’une violente quinte de toux. Laurence et Mamie se détournent avec dégoût.
FRANCIS – Finalement, le savon vous change un homme. Reconnaissez que vous en aviez besoin ? Et la chemise ne vous va pas mal !
MAURICE – Ça me serre aux épaules. Celui qui a porté une chemise comme ça n’a pas dû fatiguer beaucoup de ses bras ! Passer sous la douche, et sans personne à côté de vous, j’ai plus l’habitude. Je m’étais pas lavé depuis… je sais plus. Ça dégoulinait tout noir !
CAROLE – Ne négligez pas l’hygiène, c’est le meilleur moyen de rester en bonne santé.
MAURICE – Pour la santé, je suis increvable ! Nous, les clodos, si on n’a pas la santé, on y passe tout de suite. C’est… comment on appelle ça ? La sélection naturelle.
AUBERTIN – Encore un peu de fromage ?
MAURICE – Vous inquiétez pas, je me sers. C’est la première fois qu’on m’invite dans une famille, la première de première ! Je sais pas si vous avez tant de mérite que ça, parce que je vois que vous êtes des bourges. Les livres, la vaisselle… Vous en avez, mais bon, c’est comme ça, si je pouvais changer avec vous, croyez que je cracherais pas dans le saladier ! Et puis les bourges, faut bien le reconnaître, vous êtes pas tous pourris.
FRANCIS – Nous apprécions votre franchise.
MAURICE – J’ai toujours dit ce que je pensais, c’est le problème. Parce que si vous aviez été des gens à manières, petit doigt sur le bord de la table, bouche pincée, nez en l’air, à attendre la musique des mercis, comme je vous l’aurais craché à la figure, votre gueuleton !
4.
LAURENCE - Un homme croise une femme et sous le masque de sa jeunesse, il croit lire le sourire d’une âme. Et elle, la pauvrette, elle s’arrête pour écouter ce garçon qui parle trop bien, elle entend la musique de ses mots. Elle croit que ses mots c’est lui, comme il a cru que ce visage, c’est elle. Les voilà ensemble pour une nuit ou pour la vie. Le hasard nous a conduits sur les mêmes bancs de l’université, la même année. De nos routes, il a fait un si joli nœud que nous n’en avons pas senti la douleur. Sans lui nous aurions vécu en étrangers, tu aurais aimé une autre femme de ta vie, et moi je serais dans les bras d’un autre homme. Je me trompe ?
AUBERTIN – Tu as tout bon.
LAURENCE – Dis-moi comment tu le comprends, quand on dit qu’on aime une personne ? Est-ce que c’est un besoin si fort, qu’on croit ne pas pouvoir se passer d’elle ? Celui de faire la conversation, d’assurer une vie matérielle, élever un enfant, se persuader qu’on n’est pas seul, donc qu’on n’a pas raté son existence ? Sans doute un peu toutes ces raisons, qu’on se garde bien d’analyser. Qu’est-ce que tu es, toi ? Un homme bientôt à la moitié de sa vie, qui n’a connu ni la peine, ni la guerre, ni la faim, ni la douleur, ni l’humiliation. Pour qui le travail n’est pas une souffrance, qui s’assoit à son bureau comme d’autres à une bonne table. Un homme qui fait ce qu’il a voulu, près de la femme qu’il a choisie. Qui vit de ce qu’il aime : raisonner. Qui pense pour les autres, ou qui fait joujou avec sa pensée, parce qu’au fond, c’est ça, philosopher : jongler avec les idées. Tu es un jongleur, Philippe.
AUBERTIN – La thèse ne manque pas de pertinence. Je déballe mon chapelet de questions, je fais de la musique. Je m’enivre de mots et je ne pense rien de ce que dis.
LAURENCE – Si. Car il y a aussi chez toi un idéaliste, une sorte de Don Quichotte. Et c’est finalement ce que j’aime en toi.