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L'Anglais et le Philosophe
ARGUMENT
1764. Le jeune Boswell, fils d’un noble écossais, est un rêveur et il aime les femmes, au point d'en être malheureux et de sombrer dans des crises de mélancolie foudroyante.
De son côté, Jean-Jacques Rousseau s’est réfugié en Suisse avec Thérèse, sa maîtresse. Malade, menacé d’arrestation en France à la suite de la publication d’Emile, il se réfugie dans la solitude.
C’est là que Boswell vient lui rendre visite, dans l’espoir naïf que le philosophe l’aidera à se libérer de sa passion des femmes. Ce n’est pas une petite affaire que de vaincre les réticences de Rousseau et gagner sa confiance. La leçon serait peut-être profitable si le ménage du philosophe n’était tenu par Thérèse, qui n’a pas renoncé à la coquetterie, et une jeune paysanne dont l’ingénuité fait chavirer les bonnes intentions de Boswell.
La pièce s'appuie sur une série de rencontres entre les deux hommes au village de Môtiers, dont Rousseau sera chassé l'année suivante. C'est une comédie souriante, mais parfois amère, sur les thèmes éternels des rapports entre les hommes et les femmes, de la sincérité et de la séduction.
LE VRAI BOSWELL
James Boswell a 24 ans au moment des événements. Comme il l'explique dans la pièce, il est en mauvais termes avec son père, qui voudrait faire de lui un juriste, alors qu'il se sent un tempérament littéraire, et même romantique.
Après avoir rencontré Rousseau il se rend à Ferney pour voir Voltaire, puis il descend jusqu'en Corse, où il rencontre Pascal Paoli, le chef des indépendantistes. De retour en Angleterre, il devient l'ami intime du Dr Johnson, célèbre lexicographe et critique littéraire, qu'il accompagne dans un voyage en Ecosse. Il finit par suivre la voie paternelle, il devient avocat. Mais il est plus occupé par la rédaction de sa monumentale biographie du Dr Johnson et la rédaction de ses journaux et carnets intimes, puisqu'il avait l'habitude de noter tous les événements de sa vie. Il n'abandonne pas pour autant ses trois passions: les femmes, le jeu, l'alcool, qui le conduiront prématurément à la mort, en 1795. Il a 55 ans.
Un site lui est consacré: http://www.jamesboswell.info/
JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Il a 52 ans au moment de l'action. Ayant dû fuir la France, chassé de Genève sa patrie, il s'est réfugié dans le canton de Neuchatel, qui appartient alors à la Prusse. Il y mène d'abord une vie paisible et commence à rédiger les Confessions. Mais son caractère ombrageux le conduit à une brouille avec le pasteur du village, qui ameute les habitants. Dans la nuit du 6 septembre 1765, on jette des pierres contre sa maison. C'est ce qu'il appellera "la lapidation de Môtiers". Il s'installe ensuite dans la petite île Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Il y est heureux. Pour peu de temps: la ville de Berne, propriétaire de l'île, lui ordonne de partir. Suivent plusieurs années d'errance qui le conduiront jusqu'en Angleterre, et qui ne feront qu'accentuer sa misanthropie.
EXTRAITS
- 1 -
BOSWELL – Permettez-moi de me présenter : James Boswell, fils de lord Auchinleck, propriétaire et juge au tribunal d’Édimbourg. Des brumes du nord, où votre réputation est parvenue pour illuminer nos esprits et dissiper l’ignorance, je suis descendu jusqu’à vous, dans la seule espérance de vous voir, ce que mes yeux ont le bonheur de faire en ce moment. Mais aussi d’échanger avec vous quelques idées, de philosopher peut-être, s’il est permis à un jeune homme sans grande connaissance du monde de se mesurer à un génie de votre force. En un mot, monsieur, je tremble et je rougis de mon audace, d’oser paraître devant vous, ayant accompli en chaise de poste un chemin qu’on ne devrait suivre qu’à genoux, et je vous demande à la fois votre indulgence et une fraction de vos bontés.
ROUSSEAU – C’est trop d’éloges, monsieur, je suis déjà fatigué de vous entendre.
BOSWELL – On me dit que vous êtes malade. Si vous ne pouvez pas me recevoir aujourd’hui, veuillez me prendre en pitié et me dire quand je puis revenir !
ROUSSEAU – Ces visiteurs m’épuisent. Ils surgissent de partout pour me faire la morale ou pour contempler le veau à deux têtes. Ils ont tous parcouru, disent-ils, cent ou deux cents lieues pour la peine desquelles je dois me compter redevable. Et qui sont ces gens ? Des oisifs, des curieux, qui n’ont aucun goût pour la littérature ou pour mes maximes, qui pour la plupart n’ont même pas lu mes livres ! Ils se sont donné toute cette peine pour venir voir et admirer l’homme illustre, célèbre, très célèbre, le grand homme, et ils n’ont pas honte de me jeter à la face les plus impudentes flagorneries. Ayant payé leur droit d’entrée, ils m’entretiennent des sujets les plus ennuyeux et me font périr d’impatience. La semaine dernière, j’ai dû subir l’importunité d’un capitaine de cavalerie qui me suivait dans toutes mes promenades sans rien avoir à faire que me souffler son tabac dans la figure, et qui n’avait d’autre point commun avec moi que notre égal plaisir à jouer au bilboquet.
BOSWELL – Je ne suis pas de ces gens-là ! J’ai lu tous vos ouvrages. Ils ont attendri mon cœur, élevé mon âme, allumé mon imagination. J’ai pleuré, je vous jure, aux amours de Julie et Saint-Preux, j’ai lu au moins vingt fois la promenade sur le lac qui termine la quatrième partie, je la sais par cœur : « Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement, la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main… »
ROUSSEAU – Je vous crois, monsieur, mais vous êtes fils de lord. Ce n’est pas que les aristocrates m’intimident, j’en ai beaucoup fréquenté et je me regarde comme leur égal. Mais j’ai appris à douter qu’un homme jouissant d’une grande fortune puisse partager sincèrement mes principes.
BOSWELL – Mon père est riche, mais il ne m’accorde qu’une pension de 200 livres. L’année dernière, à Londres, j’ai vécu plusieurs semaines avec un petit pain et un morceau de fromage. Et aujourd’hui, avec la même somme, je dois encore me loger, voyager, payer mes livres.
ROUSSEAU – Et vous vêtir superbement ! [...]
- 2 -
BOSWELL – Je connais bien des jeunes filles de la plus haute société, à qui l’on impose des leçons de maintien deux fois par semaine, et qui n’ont pas autant de grâce que vous.
SOPHIE – Vous vous moquez de moi, monsieur l’Anglais, je ne peux pas vous croire.
BOSWELL – C’est que ces riches et malheureuses jeunes filles ne respirent pas comme vous l’air si vif des montagnes. Elles ne boivent pas le bon lait de la vache Paquette. Et leur teint n’étant pas nourri du même soleil, il n’approche pas de l’éclat et de la fraîcheur du vôtre ! Vous vivez presque à l’état de nature, ici. Votre vie est tranquille et heureuse.
SOPHIE – Tranquille, oui. On s’ennuie. Parce que la nature, quand vous ne voyez que ça, c’est bien monotone.
BOSWELL – Vous allez me croire un peu fou, Sophie, je vous rêve en robe de soie chinée avec un décolleté à broderies, des manches de dentelle, un joli petit chapeau à l’anglaise, bordé d’un galon doré, et des souliers à boucle d’argent.
SOPHIE – Des souliers ! Des vrais souliers ! A talons ?
BOSWELL – Bien sûr ! Vous vous imaginez, traversant Londres à mon bras ? Je vous promènerais comme une reine, toute la bonne société vous dévisagerait en se demandant : M. Boswell a-t-il fait un séjour en paradis, qu’il en a ramené un ange ?
SOPHIE – Je ne sais pas si je saurais marcher avec des chaussures à talons.
BOSWELL – Qui vous parle de marcher ? Je vous emmène dans ma voiture tirée par un couple de chevaux bais que conduit un cocher en grande tenue.
SOPHIE – Neuchâtel me suffirait. C’est mes cousines qui seraient mortes d’envie !
BOSWELL – Nous y penserons. Parce que ces petites mains-là ne sont pas faites pour les travaux ingrats. Je les vois plutôt jouant avec des rubans, un coffret à bijoux, des flacons de parfum.
SOPHIE – Il faut bien gagner sa vie !
BOSWELL – Je loge à l’auberge du village et j’aurais du linge à vous confier. Venez ce soir, demandez M. Boswell. Mais pour vous ce sera James. Ou plutôt Jamie, comme disent mes amis. Sophie, Jamie : c’est déjà un petit poème. [...]
- 3 -
ROUSSEAU – [...] Hier nous avons analysé le mal, vous me l’avez exposé dans ses variantes et circonstances. Venons-en aux remèdes. Que nous offre la philosophie, là où ont échoué la médecine et la religion ? Il va vous falloir du courage.
BOSWELL – Avec votre aide, je me sens plus fort.
ROUSSEAU – Quels remèdes, donc ? Je parlerai parfois par images, vous comprendrez pourquoi. Supposons qu’on vous donne un jeune matou. Il joue, il folâtre, il éventre les fauteuils, il saute sur vos genoux, et ressaute pour attraper une mouche. Mais voilà qu’un soir il a flairé l’odeur de la femelle et il s’enfuit à la poursuite des chattes qui se donnent l’air de traverser le quartier par hasard. La nuit, vous êtes réveillé par d’homériques batailles de chats, par des copulations qu’on prendrait pour des scènes de ménage. Après deux semaines, votre matou reparaît : maigre, épuisé, un œil fermé, le poil arraché. Vous l’enfermez, vous le soignez. Dès qu’il a repris quelques forces, il hume le vent, et le voilà reparti ! Mais à son retour le chirurgien l’attend. Couic ! Il repose maintenant à vos pieds, tout dolent. Il se réveille, se traîne jusqu’à sa gamelle, mange, engraisse. Son poil brille de santé, il ne court plus qu’après les souris et s’il saute sur vos genoux, c’est pour chercher une caresse. Il ronronne de bonheur et avant de s’endormir, son regard se lève vers vous, pour vous dire combien il vous aime.
BOSWELL – Que dois-je comprendre, monsieur, que me conseillez-vous ? [...]
- 4 -
THÉRÈSE – M. Rousseau semble de meilleure humeur depuis qu’il a fait votre connaissance. J’espère que vous resterez quelque temps avec nous.
BOSWELL – Je ne sais pas encore, j’ai envoyé des lettres et j’attends les réponses. Mais soyez sûre que je serai bien navré de partir. Je commence à m’attacher à votre maison
THÉRÈSE – C’est vous qui la rendez agréable. Vous y avez fait entrer un air si jeune, qu’il chasse les relents de maladies, de soucis, d’inquiétudes, de persécutions vraies ou fausses, qui font maintenant toute la conversation de M. Rousseau.
BOSWELL – Mais l’honneur de partager la vie d’un grand homme, de le voir tous les jours, doit compenser les épreuves qui accompagnent la vie d’un proscrit.
THÉRÈSE – Aux inconnus, je dis que je ne changerais pas ma vie contre celle de la reine de France. En réalité, je suis bien plus malheureuse qu’une reine. Pendant vingt-deux ans j’ai partagé la vie de M. Rousseau. Je l’ai servi, soigné, distrait, accompagné dans ses déplacements et son exil. Je lui ai été dévouée, soumise, fidèle. J’ai essuyé ses humeurs, je me suis couchée à son caprice. J’étais l’humble servante, toujours dans son ombre. Je ne me suis jamais plainte. Et lui, à mesure que sa vie se compliquait, lui que j’avais connu si joyeux, il devenait plus inquiet, plus soupçonneux. Il ne m’a jamais épousée et s’obstine à me désigner sous ces termes humiliants de mademoiselle, ou de gouvernante, ou pire encore de femme de charge ! M’a-t-il été fidèle ? Même pas ! A Montmorency, en fin d’après-midi, il quittait sa table, m’appelait d’une voix de maître, me jetait sur le lit. Et quand la foudre lui traversait le corps, je l’entendais crier un nom… qui n’était pas le mien ! [...]
PRESSE
BULLETIN DU CERCLE LAIQUE DE DREUX NOVEMBRE 2015
La pièce de Bernard Turpin est un petit bijou d’esprit. Elle fait découvrir aux spectateurs français James Boswell, connu dans son pays comme l’auteur d’une biographie de Samuel Johnson, autre grand écrivain du XVIIIème siècle anglo-saxon, tout aussi méconnu en France. Elle met en scène cet Ecossais particulièrement pittoresque rendant visite à Jean-Jacques Rousseau, réfugié en Suisse pour fuir les tracasseries de la justice royale française et accompagné de l’ancienne lingère qui fut pendant de très longues années sa gouvernante, sa domestique, sa maîtresse et la mère de ses enfants, Thérèse Le Vasseur. James Boswell, n’avait pas grand-chose d’un Casanova mais c’était un obsédé du sexe, par ailleurs dépendant des boissons alcoolisées et sujet à des crises de « mélancolie », maladie à part entière très répandue en Grande Bretagne, à l’époque. Pour corser la difficulté des rapports qui s’établissent entre ces trois personnages historiques, l’auteur a introduit celui d’une jeune et naïve lingère que le visiteur trouve fort à son goût. C’est superbement écrit, plein de surprises et remarquablement interprété en particulier par le comédien qui joue le rôle de Boswell. Professeur de physique, frappé sur le tard par le virus du théâtre, il a suivi les cours de Pierre-Marie Escourrou pendant deux ans. Vivant actuellement à Copenhague, il est venu spécialement pour l’occasion et pour le plus grand plaisir des spectateurs.
Jean-Pierre Dubreuil
L'Anglais et le Philosophe a été publié aux éditions de la Librairie théâtrale: